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  Le GOULAG bulgare. Témoins

Testimonies

Kolio Kolev from the Slunchev Briag concentration camp


Pour les camps et pour la Mémoire

Еdvin Sugarev

 

TVO signifie «foyer d’éducation par le travail». C’est de ces méthodes d’éducation dont traite ce livre. Je vous assure que ce ne sera pas facile. Non seulement à cause des horreurs qui vous attendent à chaque page. Mais aussi à cause de la terrible question: «Pourquoi tout cela?» Et de celle-ci, encore plus terrible: «Dans quel monde avons-nous tous vécu?»

La réponse est: «Dans le camp. Dans le camp soz-konz». Les barbelés qui entouraient la République Populaire de Bulgarie sont les mêmes qui entouraient la folie humaine autour de Lovetch, sur l’île Persine, dans les camps Kutzian, Bogdanov dol, Nojarevo, Skravena et encore beaucoup d’autres. Les camps de concentration sont réellement un concentré des caractéristiques de la réalité -de plus en plus lointaine- du camp socialiste.

Aujourd’hui les camps lèvent doucement le rideau sur un silence qui a duré trente ans. Certains essayent encore d’occulter ce qui s’est passé là-bas sous le nom de «déformations». Le vrai terme est génocide. Cela a constitué trop longtemps un thème tabou, sur lequel personne ne pouvait rien écrire, nulle part. Nous savons tous quelque chose sur Béléné ou Lovetch. Mais on ne commence à en parler que maintenant. Et seulement maintenant, certains par mauvaise conscience sont allés inaugurer des plaques de commémoration. Il serait curieux de savoir s’ils se sont lavé les mains après?

Les camps sont nés quatre mois seulement après la grande victoire du peuple. Plus précisément en janvier 1945. Par un décret signé «au nom de Sa Majesté le Roi» par les régents. Il ne s’agit certes plus des vrais régents mais des nouveaux. Parmi eux se trouve un grand apologiste de Staline, Todor Pavlov. Le décret a été signé sur la proposition du Ministre de l’Intérieur Anton Iugov. Selon ce décret les TVO sont destinés aux vagabonds incorrigibles et aux récidivistes. Personne ne peut être retenu là-bas plus de six mois sans une deuxième sentence.

Avec ce décret la relation entre les camps et la loi est en réalité rompue. Entre alors en vigueur ce que résume la formule qu’un officier bulgare de la Sécurité d’Etat (SE), a pu prononcer il y a seulement cinq ans sur l’île Persine: «ici c’est moi qui fait la loi». Mais tuer est seulement le résultat, seulement la dernière courroie de transmission qui met en mouvement le système des camps en Bulgarie.

Est-ce que l’écrivain Dimitar Talev était un récidiviste? Est-ce que Dr. Dertliev (leader du Parti Social Démocrate Bulgare NdT) était un vagabond? Ou le poète Iossif Petrov? Ou le pianiste Trifon Silianovski? Ou le violoniste Sacho Sladura? Ou le commandant des partisans Slavcho Transki?

En fait le système des camps (créé en consultant des «spécialistes» soviétiques hautement qualifiés) a des fonctions complètement différentes de celles indiquées dans le décret. Il sert à épurer les dissidents nocifs pour le système socialiste. Le sang de ses victimes est l’huile idéale pour les boulons du mécanisme totalitaire. Le rôle du camp est double: exterminer ceux qui sont rebelles et faire peur aux dociles. Ayant la possibilité d’être envoyé «là-bas», le membre de la société est pris d’un optimisme démesuré sur le futur communiste prometteur. Plus il est facile, d’être envoyé là-bas, sans raison et sans responsable, et plus la peur grandit -jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’instinct de survie. C’est dans cette transformation de l’homme en esclave que réside le rôle réellement éducatif des TVO.

Les candidats pour aller là-bas n’ont jamais manqué. A mesure que les temps changent, les camps changent aussi et leur population se modifie. Au début se retrouvent là-bas des «ex-personnes», qui ont survécu d’une manière ou d’une autre aux Nuits de Saint Barthélemy qui ont suivi le 9 septembre 1944 (prise du pouvoir par les communistes NdT). Des ex-députés, des ex-colonels, des ex-généraux, des ex-propriétaires, des ex-journalistes et intellectuels. Dans le camp, plus personne n’existe au présent, alors que pour les internés le présent désormais seul compte. A la différence d’eux, pour les bourreaux ce qui importe est le passé du détenu, inventé ou réel. C’est lui qui le transforme en un ennemi qui doit être détruit, en un cafard qui doit être écrasé.

Je ne parle pas ici des bourreaux physiques, des récidivistes armés de bâtons ou les caporaux bestiaux au front bas , ni des sadiques perfides du type de Gazdov et Goranov. Je parle de ceux dont les noms aujourd’hui disparaissent en fumée avec les archives, des centaines et milliers de procureurs, inspecteurs, collaborateurs des services secrets avec ou sans grade, des miliciens de quartier et des caporaux de village, des secrétaires du parti et des voisins qui écoutent aux portes, des volontaires des brigades et des activistes du Front de la Patrie – de tous ceux, qui avec une signature ou avec une délation ont changé de manière irréversible le destin humain.

Créés à la manière soviétique, les camps ont suivi ce modèle au début : une enquête, pendant les semaines et les mois de laquelle se succèdent les sévices dans les cellules de la Sécurité d’Etat, jusqu’à ce que la victime avoue les fautes inventées par on ne sait qui, enfin quelque chose comme un tribunal et un verdict…

Très vite, ces procédures changent, se raccourcissent puis disparaissent, et l’internement acquiert une spécificité balkanique. La mort de Georgui Dimitrov a ainsi entraîné des centaines de gens innocents vers Bogdanovdol et vers les camps récemment ouverts sur les îles en face de Béléné. On a par exemple procédé à l’arrestation de tous les participants à une noce qui criaient à l’adresse du marié: «Qu’il ait de la chance!». Peu importe si personne n’était encore au courant de la mort du grand leader du peuple…

Il n’y a plus d’enquêtes ni de sentences, ou en tout cas ce n’est plus une pratique courante. Au lieu de cela, la pratique habituelle est la suivante: on vous emmène tôt le matin pour une «petite consultation», et vous restez dans les caves de la SE jusqu’à ce qu’on ait rassemblé suffisamment de vos confrères. On vous charge comme du bétail dans des wagons à chevaux et on vous emmène on ne sait où, où vous allez rester jusqu’à on ne sait quand: jusqu’à ce qu’on vous enterre dans le sable sur l’île Magaretz, à proximité de la fameuse porcherie, ou jusqu’à ce que la direction du camp décide que vous êtes assez «rééduqué». Et, bien sûr, personne ne vous dira rien.

Il y a des gens qui ne comprennent jamais pourquoi ils ont été dans le camp. Les six mois mentionnés dans le décret restent un mirage. Peut-être par courtoisie l’administration des camps a fait ses listes de la manière suivante «Ivanov – 6 +6+6+6….».

Le système de camps progresse ou plus tôt se dégrade dans beaucoup de sens. Les premiers camps sont un paradis en comparaison avec l’enfer de Lovetch. On peut encore comprendre (même si cela ne change pas l’essence criminelle des choses), que dans les camps se retrouvent d’abord les «ex-personnes» de la Bulgarie «bourgeoise», puis dans la deuxième vague, des milliers de gens de l’opposition – les partisans du parti agraire, les sociaux-démocrates, les anarchistes….A partir de là commence le chaos. Le système exécute des purges de manière périodique, en prenant prétexte d’événements plus ou moins importants. L’élimination de l’opposition, le procès contre Traicho Kostov, la mort de Gueorgui Dimitrov et la révolution hongroise sont les principaux motifs. En 1958 un ouvrier est tué dans un tramway au cours d’une bagarre d’ivrognes. C’est là que commence à être utilisé le terme de «hooligan». Todor Jivkov rédige un rapport spécial sur le «hooliganisme». Bien sûr, il est soutenu par une grande campagne journalistique à laquelle participe l’actuel rédacteur en chef du journal «Douma» .Son article se termine de la façon suivante: «Hier a été enterrée notre tolérance. Que demain soit enterré le hooliganisme!». Je ne sais pas si M. Prodev s’imaginait combien était réel cet «enterrement». Parce que sous les belles paroles de ces articles, on trouve des milliers de gens qui aboutissent à Belene ou Lovetch et qui pour la plupart y laissent leurs os.

«Ennemi du peuple» et «hooligan» sont les deux épithètes principales grâce auxquelles on peut se retrouver dans le camp. La raison réelle peut être complètement différente. Ce peut être le refus de rentrer dans le TKZS (système coopératif agraire NdT). Ce peut être d’avoir raconté des histoires drôles devant des amis. Ce peut être le fait que ton voisin te déteste. Ce peut être que le secrétaire du Parti voudrait s’approprier ta femme ou ta maison. Ce peut être que tu a giflé ta femme en oubliant que son oncle travaille dans la milice. Ce peut être tout et n’importe quoi. Par exemple, des miliciens de la sécurité du camp de Lovetch, ivres, ont ramassé à la station de train un fou complètement inoffensif qu’ils ont rencontré par hasard - juste comme ça, pour rigoler. Le matin Chaho le Tzigane commence à le battre avec un bâton. Et le pauvre homme est mort.

Bien sûr le camp de Lovetch se souvient de cas bien plus terribles. Mais selon moi celui-ci montre l’essence du système des camps, ses objectifs – la perte totale de l’identité humaine dans un monde de violence, dans lequel la vie humaine n’a aucune valeur. L’organisation du camp n’a pas été inventée par les bourreaux puisque que le monde du camp s’étend bien plus loin que les barbelés. Le camp est le sceau dont a besoin le socialisme en construction pour imprimer la peur dans l’âme humaine. Mais le camp est également dans un certain sens l’emblème du socialisme même. Si une fille porte des pantalons étroits et danse le twist, cela suffit pour qu’elle prenne le chemin vers la mort. Si une fille porte une jupe au-dessus du genou et se met du vernis sur les ongles, cela suffit pour qu’elle se retrouve entre les pattes des Iulka ou Totka, qui vont la transformer en une «bête de sexe féminin» quasi nue et à moitié vivante. Quelle meilleure preuve veut-on de l’omnipotence du système, et de la totale dépendance et du non-droit de tous les «boulons» et «écrous».

Le lagerist, sorti de la vie «normale» sans jugement ni sentence, enfermé on ne sait pourquoi ni jusqu’à quand, n’est pas un humain dans le sens réel du terme. Les pensionnaires du TVO de Lovetch sont unanimes à affirmer qu’on ne peut s’en sortir que grâce à son instinct de survie, que si on peut travailler 18 heures par jour comme une bête, sans regarder qui on tue autour de soi, sans parler avec ses confrères, parce que les oreilles des bourreaux sont partout.

On ne peut rien trouver d’aussi émouvant que ce témoignage d’un détenu, qui ne parlait que quand il était resté seul par hasard et uniquement pour vérifier qu’il n’avait pas oublié le langage humain. Le principe de la survie est réellement de passer inaperçu, de ne plus faire qu’un avec la masse trébuchante de fatigue, qui casse des pierres sous les coups de bâtons.

Dans le camp, se faire remarquer, se différencier des autres équivaut à la mort. Là-bas, ceux qu’on remarque sont marqués -on leur donne un miroir pour qu’ils se voient pour la dernière fois, le bâton décrit pour eux un cercle dont ils ne sortiront plus, seuls les attendent les sacs de chanvre, dans lesquels ils seront entassés derrière les toilettes, jusqu’à ce qu’il y en ait suffisamment pour qu’on dépense 25 litres d’essence jusque l’île de Magaretz….

Le camp est, au sens propre du mot, une thérapie de choc du socialisme. Il agit comme un choc sur ceux qui réussissent à y survivre et sur les autres qui savent qui peuvent s’y retrouver pour un rien. Tout ce qui peut aujourd’hui nous sembler d’un sadisme qui défie l’imagination a en fait de profondes raisons d’exister et surgit de la logique de ces mécanismes appelés à écraser l’intégrité citoyenne de l’homme, à faire disparaître sans reste le sentiment d’individualité et de liberté.

Le camp est nécessaire à la société totalitaire justement tel qu’il est. Il n’est pas une fantaisie d’esprits malades, mais une mesure du choix: «être avec nous» ou «être dans le camp». Tout est très bien pensé - par exemple, le scénario qui se répète à l’arrivée de nouveaux détenus dans le camp de Béléné prouve l’existence d’un metteur en scène très expérimenté. A chaque fois on prévient les détenus de bien lacer leurs chaussures. Avec raison: sous la consigne: «N’écrase pas les pousses de peuplier» y succède une course de dix kilomètres sous les coups des bâtons dans une zone marécageuse. Les kapos ont pris leurs précautions: sur le chemin, il y des bâtons de réserve, des charrettes passent pour ramasser ceux qui sont tombés sous les coups, les surveillants se relaient au milieu et les nouveaux recommencent à frapper avec de nouvelles forces. L’objectif? Que les marzipans (c’est ainsi que l’on appelle les nouveaux arrivés) se souviennent toujours qu’ils ne sont rien qu’un troupeau, dont le destin dépend du bâton du berger.

Les camps sont une nécessité, non pas une fantaisie du Pari Communiste Bulgare et le système totalitaire créé par lui. Ils sont le bâton entre ses mains – prêt à chaque instant de s’abattre sur les rebelles. Ce n’est pas un hasard que le socialisme national n’arrive pas à s’en passer même lorsque la situation internationale ne le permet plus. En 1957, Anton Iugov, le créateur du système des camps en Bulgarie, déclare qu’il n’y a pas de camps. Au même moment, des milliers de malheureux pourrissent dans les camps de Béléné. En 1959, le camp sur l’île Persii est fermé officiellement: il est nécessaire de montrer que la Bulgarie respecte les conventions internationales. Des milliers de détenus sont relâchés, à l’exception des 200 plus dangereux. Ce seront les pionniers du camp de Lovetch. En peu de temps ils sont 1500, et le camp lui-même devient un secret public.

Aujourd’hui il est facile de dire: «Nous, on ne savait pas». A cette époque, des inspecteurs venus de tout le pays s’y rendaient. Les détenus s’inventaient des crimes et leur «avouaient» dans l’espoir d’être condamnés à une peine de prison et se sauver (certains y ont même réussi). Souvent le Ministère des Affaires Intérieures de la Région s’y rendait, souvent (bien plus souvent qu’il ne voudrait l’avouer) y venait également le général Mircho Spassov, qui recommandait: «Gazda, frappe tout le monde, et du travail, du travail, du travail!»

Et de fait, après ses visites, tout le monde était battu et la camionnette allait plus souvent jusqu’à l’île Magaretz. Certains détenus racontent que la création de ce camp à Lovetch est un geste de bienveillance de la part du général envers son lieu natal, un peu abandonné. C’est possible, au vu des normes journalières très élevées qu’effectuaient les détenus, qui ont été utilisés comme du bétail dans les TKZS, et ont servi à Lovetch à construire la Maison du Parti, le villa du Ministère de l’Intérieur, un stade, entre autres. Ce n’est pas un hasard si dans un rapport de Todor Jivkov de 1962, il est question du «mouvement dans la région de Lovetch», de «l’énergie et l’assiduité» des camarades de Lovetch.

Cette même année 1962, la camp de Lovetch est officiellement fermé. Lorsqu’y arrive la commission de Boris Velchev, les détenus arbitraires sont libérés, Gogov, Gazdov et Goranov n’y sont plus, les intérieurs sont repeints, et les plaies … les plaies purulentes ne peuvent pas cicatriser si vite. Même ainsi le tableau est écœurant. Et qu’est-ce que c’était auparavant? Le général Mircho Spassov est lui aussi puni. Avec un blâme du parti, et une mutation à un autre poste. Plus précisément il est promu membre du Comité Central et Représentant du Peuple - en cette même année 1962.

Se ferme ainsi la dernière page du livre noir de l’histoire de camps de concentration bulgares. Mais en est-il réellement ainsi? Malheureusement non. Un parti pour lequel la conspiration est une façon de voir les choses, peut aussi bien organiser des camps clandestins. Et Béléné ressuscite. D’autant plus que les événements imposent qu’il y en ait. En 1968 y sont mis les gens peu accommodants. En 1981 s’y retrouvent des gens sans jugement, ni condamnation. En 1985, on y retrouve plusieurs centaines de nos compatriotes à la «conscience ethnique pas très claire», qui ne veulent pas changer leur noms de naissance. Il est vrai que cette fois le camp s’appelle prison. Mais cette dénomination est douteuse. La différence de principe est qu’on est envoyé en prison par une procédure légale pour une peine d’une durée déterminée, alors qu’on aboutit en camp de manière complètement illégale et pour une période indéterminée – ce qui est exactement le cas des turcs. On ne peut que deviner quels seront les habitants suivants de l’île Persine.

Rappelez-vous le miroir de Gazdov dans lequel le condamné doit se regarder pour la dernière fois. Aujourd’hui la vérité sur les camps est le petit miroir dans lequel doit se regarder notre passé. Nous serions aveugles si nous n’y voyions pas le vrai visage du système totalitaire, nettoyé de ses détails démagogiques. Mais tout aussi aveugles serions-nous de ne pas voir la projection des camps dans notre entourage d’alors. Parce que le camp reflète seulement une partie de la violence du socialisme totalitaire – la plus intense mais pas la plus étendue.

Les brigades de jeunesse d’antan qui, avec des pelles et de pioches, construisaient des routes, creusaient des canaux absurdes ont la même structure: chetni et zvenevi, les rapports de nuit et la traque de l’ennemi dans ses propres rangs, seule la motivation était différente; non la peur du bâton, mais la peur d’un futur bâton éventuel, dissimulée sous les traits d’un optimisme fanatique. Les bataillons de travail, les samedis «volontaires» (et obligatoires) de travail, les veillées de brigades, les tribunaux populaires, la surveillance révolutionnaire et les délations, la crainte devant l’autorité et le travail inutile – partout les traces d’une réalité de caserne, à un pas de celle des camps.

Tout de même, dans les interminables chroniques des camps de concentration bulgares, il y a quelque chose qui dépasse ce à quoi on est habitué. C’est la déshumanisation totale, la rupture avec toutes les normes acceptables de la morale et de l’humanité, avec tout ce qui nous défie comme des êtres qui pensent et qui sentent. Dans les camps (créé par l’Etat, avec l’«accord» de la société) on tue non seulement avec ou sans raison, on tue également parce qu’on s’ennuie, ou par plaisir.

Seule la vie du tyran a une valeur, la vie de la victime n’a pas d’importance. Lorsqu’une barque coule dans le Danube et tout le monde se noie, la seule question que posent les surveillants est: «Est ce qu’il y avait un milicien?» Dans Lovetch à côté des barbelés, les satrapes avaient installé une table, autour de laquelle ils buvaient le soir, accompagnés par la musique de l’orchestre de tziganes spécialement formé pour eux. Souvent au milieu du banquet ils décidaient de «bouger un peu», entraient dans le camp, en sortaient quelqu’un et le tuaient à coups de bâtons. Après quoi ils retournaient terminer leurs boissons.

Ces gens se sentaient apparemment comme des dieux. L’un d’eux frappait les détenus devant les yeux de sa femme et de son enfant, pour monter son héroïsme. Leur sensation d’impunité totale s’est transformée peu à peu en une façon d’être. Pour eux les internés étaient seulement de la matière humaine inutile, et devaient être exterminés. La confiance en soi de ces princes de la mort augmentait non seulement du fait qu’ils se sentaient en droit de tuer mais également de créer des tueurs. Les plus grandes cruautés commises dans le camp de Lovetch étaient le fait de gens pour qui la violence sur les autres était une façon de survivre – de Chaho le Tzigane, Levordachki, Blago – l’Âne, Dimitar Tzetkov. Ils sont des bourreaux sans le statut d’impunité, ils sont également des victimes en soi du camp. Cela ne correspond-il- pas au code de la morale socialiste, selon lequel chaque situation de sécurité relative est obtenue au prix de compromis avec la conscience. Et qu’en est-il de ceux qui tiraient les fils au-dessus d’eux? Les membres de Politburo de cette époque, par exemple, ceux qui ont voté la création du camp de Lovetch.

Mais laissons les bourreaux et leurs incitateurs en paix. Dans ces textes vous allez rencontrer souvent des initiales – derrière lesquels se cachent les noms d’inconnus pour le moment «surveillants, miliciens, etc….». Ce n’est pas par pitié envers eux qu’on épargne leur noms à la société – mais pour qu’au moins leurs proches et leurs enfants ne portent pas le fardeau de la culpabilité. Il ne s’agit pas de supprimer la faute de quelqu’un, mais de dire la vérité sur notre propre passé. Peut-être lorsqu’elle sera totalement connue , certains d’entre eux se retrouveront sur le banc des accusés. Mais ce n’est pas cela qui devrait nous intéresser (pour Gazdov, Goranov et leur tuteurs ce serait une punition bien plus grande d’être laissés en liberté que d’être abrités par les murs de la prison). Que la vérité soit dite sur les camps – c’est une dette que nous avons, et non pas un jeu politique de base. Chaque récit dans ce livre cache un drame humain, et il ne se termine pas avec le camp, bien au contraire il y commence. Viendront ensuite les enquêtes, les interrogatoires au Ministère des Affaires Intérieures, l’isolation dans la société, l’interdiction d’exercer sa profession, et toutes sortes de vexations sur la personne, ses proches, ses enfants. Une anthologie écrasante de la souffrance humaine, qu’aucune repentance ne peut racheter. Même maintenant tant d’années après, beaucoup de ces personnes avaient encore peur. Certains ne voulaient pas que l’on publie leur nom. Je les comprends et je pense que cette peur n’est pas sans raison. C’est pourquoi notre devoir est de nous rappeler leur passé, d’inscrire leur douleur dans l’histoire de ces dizaines d’années de honte. Il est connu que ceux qui ne se souviennent pas de leur passé sont condamnés à le revivre.

On doit avoir honte de ces récits mais on est obligés également d’en être fiers. Il est vrai que les bourreaux n’ont pas de visage, que poussés par un credo littéralement fasciste, ils ont seulement conservé le bestial en eux. Mais il est aussi vrai que le système des camps a perdu sa guerre contre l’humain. Même dans les conditions les plus terribles, il n’a pas réussi à effacer la solidarité humaine, la dignité humaine, même le sentiment d’une désobéissance civique, si vous voulez. Dans la chronique du camp ce sont les détenus qui gardent leurs visages. Ils peuvent avoir été écrasés et détruits mais nous continuerons à les sentir comme des êtres vivants. Dans cette chronique se retrouvent la rébellion contre la violence, l’entraide et la chaleur humaine – malgré la peur et la résignation. La violence a détruit ceux qui les portaient, mais elle n’a pas réussi à les battre, ni même de les effacer de la mémoire de leurs proches. Parce que la violence ne vainc jamais jusqu’au bout, et ce n’est pas seulement d’elle qu’on doit se souvenir. La mémoire de tous les innocents, qui ont laissé leurs os dans la poussière des camps, nous appellent à ne jamais oublier que l’esprit humain survit malgré la violence, malgré la souffrance. Ils ont été enfermés sans être coupables et sacrifiés sans aucun sens. Le destin nous a fait vivre dans une autre époque et peut-être, grâce à eux, survivre. Qu’on n’oublie pas leurs ombres, disparues dans les fondations du socialisme totalitaire. Et qu’on ne permette jamais que leur destin se répète.

Préface à «Le GOULAG bulgare. Témoins», recueil de récits documentaires sur les camps de concentration en Bulgarie, élaboré par Ekaterina Boncheva, Edvin Sugarev, Svilen Patov, Jan Solomon

Le site «Décommunisation» remercie Marina Ivanova pour la traduction du bulgare en français.

 

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